L'oie

On ne peut pas lui en vouloir. Déjà dans sa coquille et à peine sortie de l'œuf, on lui jargonnait les pensées les plus nauséabondes. Elle a tout gobé, sans jamais penser. Ce n'est pas de sa faute si l'oie marche au pas depuis son plus jeune âge. Elle n'a connu que la basse-cour et les camps de jeunesse qui, une fois par an, lui permettait de vivre de formidables aventures en communiant avec la nature et dans l'exultation des corps jeunes et vigoureux des oisillons exclusivement de la même race qu'elle. Elle croit faire partie d'une élite. Et puis, c'est inquiétant toutes ces migrations et ces oiseaux de passage quand on est une oie blanche. Il faut oser dire ce que tout le monde pense tout bas : ces volatiles là viennent se nourrir à nos dépends, quoiqu'en disent les corbeaux qui profitent de l'insécurité ambiante pour faire leurs petites affaires. Si on l'écoutait, ce serait vite fait avec ces profiteurs qui ont le sens du commerce. On confisquerait leurs biens mal acquis et on les enverrait dans des camps de travail forcé pour leur apprendre la valeur des choses. Et pour les réfractaires, on envisagerait la solution finale.

L'oie cacarde inlassablement ses convictions. Un petit corbac qui passait par là, s'empresse de déguerpir. Il a bien peur qu'on ne lui vole dans les plumes, d'autant plus que l'oie a rejoint ses congénères.

Les voilà qui se rassemblent derrière un jars hystérique qui fait fureur chez les ansériformes. La patte palmée se tend en cadence, salue les fins de phrases d'un discours de plus en plus virulent. On proclame la suprématie de l'ordre des oiseaux aquatiques palmipèdes et lamellirostres. On exclut cependant déjà le cygne. Avec ses grands airs, il pourrait faire de l'ombre. Une marche martiale s'élève. Wagner n'est pas loin. Les nuages roulent. La lumière décline.

Le jars, filmé en contre-plongée par une cinéaste fort talentueuse, semble soudain immense. On l'admire. On le vénère. D'un claquement autoritaire du bec, il annonce l'avènement d'un nouvel ordre où le peuple des élus sera abondamment gavé.

C'est chouette. Pour Noël, nous aurons du foie gras.

Extrait du Bestiaire de mon jardin secret, éditions murmure des Soirs, 2018