La blanquette

Il me fallait d'urgence le remède absolu à ce dimanche pluvieux, solitaire et inconfortable d'un hiver morose qui n'en finissait pas de me plomber le moral. Dans ce genre de circonstance et plutôt que de me jeter dans le premier canal venu, ce qui ferait preuve d'un terrible manque de savoir-vivre, je fais toujours le choix de cirer mes chaussures, de m'habiller chaudement en cultivant un reste d'élégance et de faire mon marché. Je traverse à pied et presque guilleret, mon quartier endormi, pour rejoindre les échoppes des marchands frigorifiés.

J'ai mes habitudes. Je salue le légumier, je cause avec le poissonnier, je séduis la boulangère, je plaisante avec le marchand de saucissons corses. On cause de la vie, des enfants qui sont partis, de la beauté et de l'infidélité des femmes ou de la nôtre, de la difficulté de gagner correctement sa vie en concluant que c'était mieux avant. On embraye sur un soupçon de politique qui nous met toujours d'accord sur la pourriture généralisée. On rit un peu en pensant à droite, mais on se prétend de gauche. On joue avec les mots vidés de leur sens. On badine. Et on partage le vin chaud.

Ensuite, après cette première tournée de repérage, je me concentre sur l'essentiel. Et en ce jour hostile, je choisis de rassembler les ingrédients nécessaires à la confection d'une blanquette salvatrice. Comme pour en intensifier encore le désir, voilà que se met à tomber un crachin glacé, le genre vicieux qui s'insinue entre l'écharpe et la nuque, dégoulinant le long des vertèbres cervicales pour provoquer le frisson et vous faire comprendre la fragilité de votre existence. On s'ébroue. On se reprend. On commande au légumier cinq cents grammes d'oignons grelots.

De retour dans mon appartement aux allures de tanière, je délaisse le bureau tapissé de livres, je méprise tous ces appareils qui vous font croire être connecté au monde et aux amis virtuels qu'on ne  rencontrera jamais. L'heure est bien plus grave et nécessaire. J'envahis la cuisine, chargé de mes paquets. Et le plaisir commence.

Je m'installe confortablement sur un tabouret devant le plan de travail immaculé. La première étape de ma recette nécessite de la patience et un peu de musique douce à la pulsion régulière : la voix de Natalie Dessay chantant les ²Forêts paisibles² de Rameau. Je prends racine. Je me végétalise. La méditation commence et provoque les souvenirs.

Il s'agit de dépiauter les cinq cents grammes d'oignons grelots que je ferai revenir, tout à l'heure, dans une noix de beurre en y ayant ajouté un soupçon de sucre de canne. En attendant, je les pèle, un à un, avec ce vilain petit Opinel au manche décoloré qui me vient de l'enfance. Je songe à l'utilité immédiate de déguster un verre de Chablis qui éclairera cette fin de matinée. Et je me lève pour saisir cette jolie bouteille du Domaine Drouhin-Vaudon, millésime 2009, une année qui permit l'élaboration d'un vin classique à l'acidité et à la minéralité parfaitement équilibrées. De quoi retrouver un peu d'harmonie face aux éléments qui se déchaînent maintenant, dehors. La pluie, lourde et cinglante, vient gifler la fenêtre de la cuisine. Mon refuge n'en est que plus confortable.

Au moment où je m'apprête à jouer du tire-bouchon, la sonnette de l'entrée retentit. Je m'immobilise. Je n'attends personne. Il est presque midi et je supporte en la dégustant presque, ma solitude. Au diable, les intrus ! Je ne répondrai pas. J'empoigne ma bouteille et m'en retourne vers le plan de travail en maugréant.

Au moment où je saisis un verre, la sonnette retentit pour la seconde fois et plus longuement. On insiste. On s'incruste. Faut-il donc se résoudre à différer mon plaisir ?

Énervé, je rejoins la porte d'entrée, prêt à être parfaitement désagréable avec le voisin ou pire, la voisine, qui va vouloir m'emprunter un quelconque outil ou un ingrédient que je conserverai en égoïste. Pas de conversation. Je serai bref. Cassant. Hostile.

J'ouvre brutalement la porte. La surprise est de taille, car voilà Maman.

- Enfin, soupire-t-elle, tu en as mis du temps ! Cela fait bien un quart d'heure que je poireaute sur ton palier.

Et sans un mot de plus, elle me repousse gentiment, pénètre dans l'appartement et rejoint sans hésiter ma cuisine qu'elle ne peut pourtant connaître.

- Dis donc, tu es bien installé, mon garçon. C'est un peu moderne pour moi, mais je vois que tu as de quoi travailler efficacement.

Et tu allais ouvrir une bonne bouteille, sourit-elle avec un air gourmand en découvrant le Chablis vénérable qui trône sur l'îlot central de la cuisine. Je vois que tu as su préserver la tradition familiale ! Sers-moi donc un verre, si tu savais combien j'ai envie de m'humecter les papilles et de retrouver mes chères saveurs bourguignonnes. Depuis le temps…

Choqué, je m'empresse d'obtempérer.

C'est Maman, nom d'un chien ! Et je l'observe du coin de l'œil avec une panique croissante, avouons-le, qui ternit la joie de la retrouver ainsi, souriante, en pleine forme, habillée dans sa plus jolie robe de vieille dame, celle qu'elle portait la dernière fois que je l'ai vue. À ce souvenir, je deviens maladroit. Je tremble. C'est tout juste si, dans mon émotion, je ne brise pas le bouchon avant de l'avoir extirpé du goulot.

Maman me regarde d'un œil sévère : ²Mon chéri, remets-toi ! Je t'interdis d'assassiner le nectar que cette bouteille nous promet en y répandant des débris de bouchon ! Je t'ai connu plus adroit."

- Oui, Maman, réponds-je en balbutiant comme le petit garçon que je fus. Refoulant le sanglot qui me prend la gorge, je me concentre, le sommelier fait des merveilles et le bouchon jaillit avec un agréable ²plop² lorsque je l'extirpe impeccablement. J'ai attrapé un second verre de cristal. Maman le reconnaît et sourit.

- Tu te rappelles ? Papa les avait achetés à Murano, chez ce maître verrier avec lequel il a marchandé une demi-journée. Quel théâtre ! Il aimait tant cela, ton père. Avoir l'impression de faire une bonne affaire. Mais là, il fut pris à son propre piège, car s'il a fini par obtenir un prix incroyable pour un service aussi prestigieux dont chaque exemplaire est une œuvre d'art, cela représentait quand même une petite fortune à l'époque. Nous n'osions presque pas les utiliser et ne les sortions que pour de grandes occasions, des dîners d'affaires ou des fêtes exceptionnelles, surtout après que la femme d'un directeur important que nous avions invité se plaignit à son mari de ne pas lui donner la possibilité de dresser une aussi jolie table. Cette femme était d'une grande bêtise, médiocre et toujours jalouse, il faut bien l'avouer. Et moi, j'aimais que ma table ait un peu de panache ! Enfin… Cela me fait plaisir que tu les aies conservés, ces verres. Et que tu en profites, mon chéri. Tu les ranges soigneusement, au moins ? Et le service est toujours complet ? Je ne sais pas si tu es vraiment conscient de leur valeur, mon petit…

Je bredouille vaguement des excuses en me rappelant les deux flûtes à champagne malencontreusement brisées lors d'un déménagement précipité et, pour noyer le poisson, je sers le Chablis.

Maman le contemple, le fait tournoyer un instant pour faire miroiter sa robe mordorée, plonge son nez généreux dans le verre et respire le parfum, les yeux fermés, le sourire épanouissant ses lèvres charnues.

- Pas mal, murmure-t-elle. Épatant, même. Je sens les coteaux de ma Bourgogne natale. La terre. Les vignes. La pluie. Le calcaire à astéries parsemé des fossiles de coquillages que je cherchais, petite.

Elle déguste longuement une première gorgée qui tourne dans sa bouche tandis qu'elle aspire un peu d'air : ²Ah oui ! Il est vraiment très bien. Et la température est idéale. Quand je pense aux imbéciles qui le boivent trop frais…²

J'ai du mal à causer. Je la regarde, incrédule. Je bois une gorgée et les larmes me montent aux yeux. Elle est bien là, ma petite mère. Et je déguste des souvenirs qui remontent en pagaille, me submergent, menaçant de rompre la digue ! Je vais être submergé !

Mais Maman s'est emparée de mon grand couteau d'office. Elle le contemple, sceptique. Le soupèse.

- C'est un truc japonais, ça, déclare-t-elle avec une moue de désapprobation.

- Fais attention, il coupe comme un rasoir, ai-je le temps de prévenir.

Car elle aligne d'un geste les blancs de poireaux sur la planche à découper. Et elle s'active déjà. Petits gestes précis. La lame glisse, sépare les minces lamelles puis les ramène en petits tas qui, rassemblés, forment un joli dégradé évoluant du blanc crémeux au vert foncé, passant par le jaune de Naples. Maman a toujours eu le sens de la couleur. Elle tranche ensuite en plus gros morceaux deux carottes qu'elle a rapidement épluchées avec l'économe. Et elle s'attaque déjà aux échalotes et à l'oignon.

- Mais dis donc, tu ne vas pas me laisser faire tout le boulot quand même ? La blanquette est bien meilleure quand on la prépare à deux, en causant, et tu es bien muet, mon fils. Tu n'as donc rien à raconter à ta mère ? Depuis le temps, tu dois en avoir des choses à me confier ! Et ta vie ? Et tes amours ? Et puis, il s'agit de suivre ma recette. C'est aussi pour cela que je suis venue. Car tu serais bien capable de me trahir par un excès d'originalité, si tu vois ce que je veux dire.

Je soupire. Maman a aperçu cette racine de gingembre dont je comptais utiliser une partie afin de donner à ma blanquette sa petite touche surprenante. C'est ma référence indochinoise. Un hommage à l'Histoire de France dont la cuisine comme toutes celles du Monde s'est enrichie des saveurs volées aux anciennes colonies. Mais Maman s'insurge. Restons Français et plus encore Bourguignons. Ce n'est pas parce que les hasards de la vie et les massacres orchestrés par la folie des hommes, nous ont entraînés à quitter la terre de nos ancêtres et de prendre racine en Belgique, ce pays qui se donne à peine l'effort d'exister, qu'il faut faire n'importe quoi quand on prépare une véritable blanquette. C'est pour cela qu'elle est venue, ma mère ! Elle va reprendre les choses en main.

Inconsciemment, j'ai dû l'invoquer et bien entendu, elle a répondu. C'est ma Mère. Je la reconnais bien là. Toujours présente quand son fils l'appelle. Il y a des choses avec lesquelles on ne plaisante pas. La blanquette, bien sûr. Et l'amour maternel plus fort que les jours cafardeux et la mort qui nous guette après nous avoir rendus orphelins.

Je m'approche de Maman. Je n'ai plus peur face à l'impossibilité de sa présence. Je l'embrasse sur chaque joue. Je la prends dans mes bras. Elle est fraîche et joyeuse. Je retrouve son parfum. Aucune femme ne l'a jamais porté celui-là. Mais peut-être est-ce l'alchimie de sa peau qui provoquait ces fragrances démodées ?

Elle rougit un peu, Maman. Nous n'allons pas nous câliner davantage. Elle se recule, comme avant. Une femme qui s'est tant sacrifiée pour ses enfants en s'éloignant de son mari et des hommes en général a appris à ne pas laisser son corps exprimer les émotions qui le traversent. Elle s'est toujours habillée de pudeur, Maman. Ce sont ses gestes et sa cuisine qui exprimaient son amour.

Je la retrouve, là, dans sa façon d'enfariner les morceaux de veau après les avoir blanchis dans l'eau bouillante. Ses mains aiment les matières. Elles sont précises et efficaces. Elles voltigent. Pincée de sel. Deux tours du moulin à poivre. Elle coupe les petits champignons de Paris et préserve les plus mignons, les précipite dans le beurre qui grésille dans le poêlon.  Elle les citronne pour les rendre bien blancs.

J'ai l'honneur de l'accompagner maintenant. C'est un concert à quatre mains sur piano culinaire. Je poursuis la cuisson de mes oignons grelots. Je les laisse confire doucement en prenant garde qu'ils n'attachent et je les réserve. La viande mijote recouverte d'un peu de vin complété par l'eau. Et l'après-midi se dissout dans ce fumet infiniment confortable et les saveurs du vin qui me monte à la tête. Dehors, il pleut toujours, mais dans la cuisine, c'est le paradis. Nos âmes errent entre les effluves du Chablis, le parfum du thym et du laurier, celui de mon enfance et de la jeunesse de Maman.

Elle sourit, ma mère morte, ma mère perdue.

Elle m'enveloppe de tendresse, de bonnes odeurs et d'énergie.

Voilà qu'elle récupère le bouillon puisque la viande est cuite, qu'elle se détache et fond déjà dans la bouche. Maman s'occupe de son roux blond, parfait, sans le moindre grumeau. Elle ajoute le bouillon. La sauce prend. Alchimie idéale et fascinante. Et le soir tombe.

Juste avant de servir, Maman mélange la crème et les jaunes d'œufs. Elle les incorpore à la sauce en prenant garde de ne pas la laisser bouillir. Elle ajoute encore quelques gouttes de citron et saupoudre du persil finement haché au-dessus des carrés de viande, nappés de sauce.

 

J'ai rapidement dressé la table. Une assiette blanche. Mon verre. Mes couverts. Je suis seul devant la casserole fumante. Je me sers généreusement. Première bouchée. Bonheur absolu.

Les saveurs m'emplissent la bouche. J'ai les yeux pleins de larmes.

On cuisine toujours avec ses fantômes.

Nouvelle extraite du recueil "Gourmandises" publié aux éditions Murmure des soirs, décembre 2021