En cuisine
AMOUREUX! Et à son âge ! De quoi faire sourire, non ?
Il a une assez bonne opinion de lui pour croire possible qu'une femme plus jeune, belle, intelligente et cultivée, puisse être séduite par ses cheveux gris.
Mais que lui, avec son travail, ses aventures épisodiques, son ex-femme encore encombrante et surtout son confortable égoïsme, se sente pousser des ailes comme un adolescent, franchement, il y a de quoi se marrer. Et s'effrayer aussi. Ce qui est plus difficile à avouer.
Il se sent inquiet et joyeux en s'affairant dans sa cuisine.
Il a couru toute la journée pour trouver les ingrédients : cèpes secs et girolles fraiches pour les sformatini di funghi; basilic en abondance, persil plat et roquette. Après les champignons en darioles, il lui servira un quadrucci in brodo. Surtout pour le plaisir des yeux. Pas de grosses quantités.
Elle doit picorer comme un oiseau. Elle est très mince. Ce n'est pas une femme avide. Elle préfère certainement l'excellence à la quantité. Il a décidé de l'éblouir par la sophistication de sa cuisine et de l'envoûter par la sensualité de son art où il se sait capable d'être talentueux en juxtaposant les couleurs, les parfums et les goûts.
Il prépare méticuleusement les petits carrés de pâte fraiche fine comme du papier à musique, en y intégrant les plus jolies feuilles de persil plat. Ils seront d'une exquise fragilité, pareils à de la dentelle lorsqu'ils flotteront dans le bouillon de poule.
Il servira son consommé dans les belles assiettes blanches anciennes en porcelaine translucide. La lumière diffuse des bougies intensifiera la transparence des quadrucci qui sembleront des carrés de soie. Elle sera émerveillée.
Et puis il l'entraînera vers un plaisir plus fort à la saveur vivifiante. Son fameux risotto aux bouquets et à la langouste. Ah ! Elle ne sait pas ce qui l'attend ! C'est sa spécialité. Et il est sûr de lui en préparant cette recette qu'il réserve à quelques amis rares et précieux ou à lui-même lorsqu'il déprime.
Ce plat est un remède à sa solitude, au cafard et aux angoisses qui le menacent parfois. Il s'est toujours soigné par la gastronomie. C'est une pratique familiale. Sa grand-mère déjà, était une adepte de la bonne médecine gourmande. Elle a traversé les guerres, la perte d'un fils et de son mari, en comblant tous ses manques par la cuisine qu'elle ne pouvait admettre que Française. Il s'est affranchi du chauvinisme en prenant des distances avec les sauces et le beurre normand que sa mère, respectueuse de la tradition, utilisait abon-damment.
Les saveurs du Sud l'ont libéré du giron familial : l'huile d'olive, l'ail frais si honni par la grand-mère qui y reniflait l'odeur méprisable de l'haleine populaire, le basilic dont il abuse et les tapenades qu'il recherche sans jamais trouver la perfection.
Plus tard, ce sont ses fréquents séjours à Bologne et dans cette Toscane qu'il vénère, qui ont fini par le convertir. Il songe à cette petite auberge perdue dans les collines douces, au-delà de Florence. Il faut connaître ! Seuls quelques rares initiés ont la chance de pouvoir y réserver une table.
La famille qui exploite la propriété y perpétue une tradition enracinée dans le Moyen Âge toscan. Trois générations de cuisiniers, de vignerons et d'agriculteurs y travaillent dans le souci permanent de maintenir leur art de vivre. Ils cultivent leur propre huile, produisent leur vin et servent à table les légumes d'un potager magnifique.
Ils proposent des recettes traditionnelles mais sophistiquées : pintade à la polenta garnie de sauge; merveilleuse purée de haricots blancs parfumée par leur savoureuse huile d'olive qu'ils invitent aussi à déguster simplement sur des crostini faits maison; fleurs de courgettes; anolini dont la farce reste un secret jalousement gardé et que les critiques culinaires les plus réputés n'ont pas réussi à percer. La vieille tante, toute habillée de noir, les prépare chaque jour en repoussant obstinément l'approche des curieux. Elle sait défendre ses secrets par un flot d'injures incompréhensibles mais terrifiantes.
Et puis, il y a le paysage et le vin dont la robe est magnifiée par la lumière incomparable de la Toscane.
Il faudra qu'il l'emmène là-bas. Il est certain qu'elle adorera. Il l'imagine fort bien en robe légère, les épaules légèrement découvertes, assise sur la terrasse qui domine la vallée, la lumière ante-crépusculaire jetant ses derniers feux sur sa peau hâlée parsemée d'adorables petites taches de rousseur… Bon. Ne nous emballons pas. Il rêve de partager bien des choses avec elle mais ils n'en sont qu'au premier soir.
Il l'a rencontrée, il y a trois mois. Dans une librairie. Ils achetaient le même livre et attendaient à la caisse. Ils ont conversé spontanément. Il n'avait pas d'idée derrière la tête, du moins consciemment. Mais il lui a paru évident qu'il serait indispensable de la revoir.
La chaleur de sa voix, ce regard un peu inquiet, cette grâce dans la façon de tourner les pages du livre… Il voulait absolument connaître son avis sur le roman qu'ils allaient lire chacun de leur côté. Ils ont échangé leur mail.
Et c'est elle qui lui a envoyé un message. Trois jours plus tard. Elle avait lu et détesté le roman. Il ne l'avait pas terminé mais il aimait bien les deux premiers chapitres. Cela l'a amusé et il a eu envie de défendre l'histoire dont il ne connaissait pas le déroulement et le style un peu rugueux de l'auteur. Ils ont pris rendez-vous dans la même librairie et y ont bu un café.
Dans le petit salon feutré que le libraire a conçu pour accroître ses marches bénéficiaires en développant des activités parallèles qui lui permettent de survivre, ils ont parlé longtemps. Et ils ont oublié la littérature.
Il l'a trouvée absolument charmante. Il le lui a déclaré, avec une franchise presque naïve. Elle a abrité son émotion naissante derrière une carapace de snobisme. Il n'en a que mieux perçu une fragilité qui l'a définitivement séduit. Et il a eu l'envie sauvage d'embrasser cette nuque élégante et cette bouche au sourire un peu triste.
Ils se sont revus. Ils ont gardé leur distance. Il en a été étonné. D'habitude, si tant est qu'il en a, il sait être assez direct. Mais avec elle, une sorte d'affection respectueuse s'est installée. Et puis, il a adoré ces instants suspendus où ils se sont apprivoisés.
Dans un petit bistrot, il s'est contenté de lui caresser la main. Devant la panique qui a envahi son regard, il s'est reculé précipitamment. Mais plus tard, à la fin de la même soirée, elle a posé la main sur sa joue avec une infinie douceur. Juste avant de s'encourir.
Il est resté immobile sur le trottoir, muet et bouleversé, contemplant sa silhouette se dissoudre dans les ombres de la rue.
Deux jours plus tard, ils se sont embrassés pour la première fois. Il a découvert par la bouche de cette femme, la saveur de la tendresse.
Et ce soir, elle a accepté de le rejoindre. Ils ne sont pas innocents. À leur âge. Une femme qui rejoint un homme célibataire dans son appartement a bien conscience de l'aventure dans laquelle elle s'engage. Il l'espère. Car il la désire maintenant. Mais il veut que ce soit beau et tendre et délicieux. Sait-on jamais : leur rencontre n'est peut-être pas une aventure passagère ? Il se surprend à espérer autre chose.
Depuis le naufrage de sa vie de couple, sa méfiance des relations affectives n'a fait que croître. Il veut ou voulait à tous prix préserver une liberté chèrement conquise. Quelques petites aventures sans lendemain, passe encore. Juste de quoi se reconstruire en se rassurant sur sa virilité. Bon. Il se sait debout désormais et capable de vivre seul. Mais ne serait-ce pas meilleur à deux ?
Il sifflote en versant l'eau de trempage des champignons filtrée, dans une petite casserole de cuivre. À feu moyen, il porte à ébullition le liquide odorant. Il jouit du parfum des cèpes. Il replace la sauteuse contenant son mélange de champignons, ses tomates fraîches concassées, le bouillon et un soupçon de farine, sur un feu très doux. Il verse d'un coup l'eau bouillante et remue en souriant. La sauce devient lisse.
La musique ! Il y a pensé, bien sûr. Quelque chose de doux. Un peu sophistiqué mais apparemment décontracté. Stacey Kent. Ce sera parfait. Piano, saxophone et la voix de la chanteuse américaine qui murmurera des chansons d'amour. Allons-y pour le grand jeu : il va lui faire du cinéma.
Mais c'est peut-être un peu trop explicite ? L'accueillir avec cette langueur suave qui invite à s'étendre dans le vaste canapé, risque de la faire reculer. Il va avoir l'air ridicule… Oh ! On verra plus tard.
Pour l'instant, il laisse le disque et s'occupe de beurrer et fariner les moules à darioles. Il a battu les blancs en neige - pardon Stacey Kent pour ce vacarme irrespectueux - et il les incorpore délicatement à sa mixture. Puis il remplit aux trois quarts les ramequins et chasse les bulles d'air en les frappant délicatement sur le plan de travail. Un petit coup sec qu'il intègre sans en avoir conscience dans le tempo de la chanson. Il plonge ensuite ses darioles dans le bain-marie et les enferme dans le four. Il a quarante minutes pour s'occuper de la suite et dresser la table.
Stacey interprète “What a wonderful world ». La chanson de Louis Armstrong. C'est drôle de penser à toutes les versions qu'il connaît. Celle du maître, bien entendu, qui vieux monsieur et avec les souvenirs d'un noir qui avait vécu misère autant que gloire, s'extasiait encore sur le miracle de vivre. Et puis, le cri de rage de Joey Ramone, en plein cœur de son adolescence. Il garde en lui un peu de cette violence punk. Mais à son âge, on recherche l'apaisement. À la limite du ramollissement.
Il évitera Stacey Kent tout à l'heure. C'est vraiment trop cool. Mais la musique le détend pendant qu'il déplie la nappe.
Sa main caresse le lin blanc, pour faire disparaître les plis. Il aime cette matière. Il songe à sa peau. Il veut laisser ses doigts effleurer son bras, ses épaules nues et descendre lentement vers son dos. Ses mains sont prêtes. Et il manipule avec délicatesse les deux assiettes qu'il place l'une en face de l'autre, les beaux verres de cristal qu'il polit une dernière fois avec une serviette de cuisine propre.
Il débouche déjà un magnifique montepulciano Nobile pour qu'il ait le temps de développer tous ses arômes. Après avoir vérifié la perfection de ce vin par la dégustation d'une petite gorgée qu'il a longtemps fait tourner dans un autre verre, il abandonne la bouteille sur une assiette.
Le blanc qu'il servira en apéritif, rafraîchit dans le bas du frigo. Satisfait, il claque la langue et retourne à ses fourneaux.
Les darioles ont bien monté. Pas de problème. Il vérifie l'ordonnance de sa cuisine, lave rapidement quelques ustensiles, dégage le plan de travail et nettoie les plaques de cuisson de son piano culinaire. Tout est presque prêt. Elle sera là dans trois quarts d'heure. Il a le temps de prendre une douche et de s'habiller.
Il se débarrasse rapidement de ses vêtements qu'il jette en boule dans le panier de sa chambre et se contemple nu dans la grande psyché qui reflètera sans doute leur passion, tout à l'heure. À moins qu'elle ne veuille faire l'amour dans le salon. Il ne sait rien de ses désirs, de ses fantasmes ou des audaces dont elle est capable. C'en est passionnant. Il a envie d'être surpris.
Il n'est pas mal quand même, pour un type de cinquante ans. Jambes musclées et ventre presque plat. Ce pourrait être pire. L'édifice n'est pas trop endommagé. Les cicatrices se font discrètes. Ce corps dont il prend grand soin n'est pas encore au bord du naufrage. Et il va le rafraîchir : douche rapide avec un savon naturel, parfum très discret qu'elle ne percevra qu'au moment exquis où elle s'abandonnera contre sa poitrine. En enfilant un caleçon propre, il hésite, contemple son sexe avec l'envie de laisser monter ce désir si délicieux qui lui noue déjà le bas ventre. Mais il s'ébroue et achève de s'habiller rapidement d'un jean et d'une belle chemise blanche plus élégante qui lui donnent une allure décontractée. Il se chausse de confortables mocassins qu'il ne porte qu'à l'intérieur. En roulant les manches de sa chemise, il retourne à la cuisine.
Vingt minutes. Il ne reste que vingt minutes avant l'heure de leur rendez-vous. Il rit en sentant grandir son impatience mais se refuse à rejoindre la fenêtre de son bureau donnant sur la rue et par laquelle il pourrait guetter son arrivée.
Il jure après avoir brisé nerveusement quelques crostini. Recouvrir les rescapés d'une purée de foies de volaille aromatisée à la sauge le calme un peu. Il s'en va poser le plat sur la table du salon. Il y place aussi deux verres à vin blanc. Même l'apéritif est prêt. Elle peut arriver.
C'est l'heure ! Pile. Il s'attendait à entendre tinter la sonnette du hall d'entrée au moment où l'aiguille de sa montre avancerait de ce dernier millimètre. C'est idiot. D'accord. Mais il en a le cœur qui bat comme un gamin le jour de son premier rendez-vous d'amour. Incorrigible !
On ne change donc pas ? On reste le même imbécile. L'expérience est un leurre quand il s'agit d'affectif.
Il faut qu'il se calme, quand même. Il n'est pas raisonnable et il se réjouit beaucoup de ne pas l'être.
C'est normal qu'elle ait un peu de retard. Elle va se faire désirer. Il ne l'imagine pas arriver à un rendez-vous d'amour avec l'exactitude d'une fonctionnaire.
Le saxophone qui accompagne la voix de Stacey Kent brûle de sensualité. Il n'y faisait plus attention à celui-là mais ses lamentations renforcent son impatience. Et la voix de la chanteuse lui paraît soudain sirupeuse. Basta ! Il faudra changer de disque. Cette musique est trop explicite. Il commence à fouiller sa discothèque mais c'est surtout une façon de se distraire pour supporter ces foutues minutes qui passent si lentement.
Elle a déjà une demi-heure de retard. Rien d'alarmant mais il va falloir revoir l'horaire, pour la cuisine. Ne pas oublier les darioles qui sont presque prêts. Pas de problème pour le consommé dans lequel cuiront rapidement les fins quadrucci. Le bouillon est parfait. Il suffira de réchauffer à la dernière minute. Pour le rizotto, c'est même bien d'attendre davantage. Il sourit en songeant qu'ils dresseront le plat ensemble. Ce sera un duo de casseroles gourmandes.
Aime-t-elle faire la cuisine ? Elle serait belle, penchée et attentive à la transformation des matières. Cela lui donne soif de les imaginer affairés ainsi. Il extirpe du frigo la bouteille de vin blanc, l'ouvre avec son sommelier en bois d'olivier et se sert une petite gorgée du Falanghia cultivé en Campanie. Il adore ce petit goût de rhubarbe et la fraicheur citronnée qui caresse ses papilles. Il faudrait déguster cela avec elle. Qu'elle arrive, bon sang !
Trois quart d'heure de retard, c'est suffisant. Stacey Kent commence à l'énerver copieusement. Falling in love… Falling in love… C'est bon. On a compris.
Il empoigne nerveusement la télécommande de la chaine Hi-Fi et expulse le disque. Il mettrait bien quelque chose de plus nerveux. Ou alors de très calme. Pour se détendre. Passer à la pulsion régulière de Bach ou de Haendel, peut-être… Des lamenti, chantés par Magdalena Kožená ? Non. Elle va lui foutre le cafard. Ce n'est pas le moment.
Bon Dieu ! Ce n'est pas normal, une heure de retard. Elle a peut-être eu un problème. Une panne de voiture ? Pire, un accident…
Son imagination part au galop. Il se précipite vers la commode où il a abandonné son téléphone portable. Il vérifie : pas de message. Tant pis. Il va l'appeler. Il ouvre le répertoire, fait surgir son prénom, enfonce la touche d'appel… Il entend la tonalité. Merde ! La messagerie se déclenche. Il se contient. D'une voix mal assurée, il s'enregistre dans la boîte vocale : « Bonsoir. Euh… C'est moi. Je… je t'attends. Je m'inquiète un peu. J'espère que tout va bien. Appelle moi s'il y a un problème pour ce soir…À… à tout à l'heure ».
Il raccroche, proche d'une panique qui se transforme en mauvaise humeur.
Il revient dans la cuisine, retire les darioles du four. C'est un peu trop cuit. Pour se consoler, il se sert généreusement un verre de vin blanc qu'il emmène dans son bureau. Cette fois, ça y est : il guette son arrivée par la fenêtre.
La rue est désespérément calme. Il n'a pas allumé le plafonnier. Il observe dans le noir en buvant des petites gorgées de vin blanc.
Un type en imperméable promène son chien. Mais c'est plutôt l'animal qui entraine le maître. À gauche. À droite. Ils avancent, attachés l'un à l'autre, par à-coups saccadés, chaque fois que la laisse se tend.
L'homme a l'air accablé. Sa tête s'enfonce dans le col de son manteau, les épaules sont voûtées, les cheveux humides… C'est vrai qu'il pleut. Une petite bruine visqueuse qui fait luire les trottoirs. Il fait dégueulasse dehors.
Il boit une nouvelle gorgée de ce vin qui vient d'un pays plus sec et ensoleillé. Saveur des cailloux chauffés par le soleil… Il s'ébroue.
Mais merde de merde ! Qu'est-ce qu'elle fout ? Elle dépasse les bornes, là. Une heure et demie de retard !
Il traverse l'appartement à grandes enjambées. Dans la salle à manger, il tourne comme un fauve en cage autour de la table du salon. C'est qu'il a faim, lui ! Il plonge sur le plateau et croque coup sur coup, trois crostini. Ils sont bons. Délicieux même. Ils lui ouvrent l'appétit. Il passerait bien à table. Il passerait bien au lit. Il a envie d'elle.
Merde. Qu'est-ce qu'elle croit, cette bonne femme ? Qu'il a l'habitude d'attendre ? De supplier ? Il veut qu'elle vienne ! Là. Tout de suite.
Il faut qu'elle soit à lui. Qu'elle se donne. C'est ce soir. Ou jamais.
Il revient à la cuisine. L'odeur des darioles qui patientent sur le plan de travail, a tout envahi. Cela l'enivre. À moins que ce ne soit ce second verre de vin blanc qu'il vide sans y penser.
Deux heures de retard et sans prévenir ! Celle-là, personne ne la lui a jamais faite. Il a essayé d'appeler à nouveau. Et son joli petit téléphone censé garantir sa connexion avec le monde, pend tristement au bout de son bras. Il ne parvient pas à s'en débarrasser. C'est le seul moyen qu'il a de rester en contact avec elle. Ou par mail… Quel crétin ! Elle lui a peut-être laissé un message. Il aurait pu y penser plus tôt.
Il court à son bureau, allume l'ordinateur, renverse en jurant son quatrième verre de vin blanc sur le tapis de la souris. Heureusement qu'il en avait bu les trois quarts. Il éponge avec un mouchoir et clique frénétiquement pour ouvrir sa messagerie. Rien. À part une publicité pour du viagra facile à commander en ligne.
Il jure. Abandonne l'écran lumineux dans la pénombre du bureau. Il se cogne au chambranle en sortant. Traverse le couloir. Manque de glisser sur le tapis du hall. Pénètre dans la cuisine. Il termine la bouteille de vin blanc.
Silence dans l'appartement. Assis dans son canapé, il bouffe l'un après l'autre ses crostini et songe à ouvrir l'autre bouteille de blanc. Il est ivre mais cela ne calme pas l'insupportable tristesse qui succède à la colère. Quel con ! Mais quel grand con ! Qu'est-ce qu'il croyait ? Que la princesse venait d'apparaître avec trente ans de retard ?
Mais c'est fini, mon vieux ! Cela fait un bail que tu as loupé le coche. Le carrosse s'est tiré. Sans toi. Cendrillon ne prend même plus la peine d'attendre minuit. Elle se simplifie la vie : elle ne vient même plus jusqu'à toi. Il faudra que tu comprennes un jour que les contes de fées, c'est du bidon. Plus la peine d'espérer. Des petites aventures, d'accord. Il faut bien que le corps exulte, comme le chantait le grand Jacques. Mais ne rêve plus à rien d'autre.
Putain ! Il ne te reste qu'à écouter Brel, tiens. Histoire de toucher le fond de ton désespoir. Tu pourrais aller pleurer dehors, sur le bord du trottoir. Avec le con de tout à l'heure, celui qui promenait son clébard.
Quand même, elles sont championnes pour nous faire souffrir, les femmes ! Toutes pareilles, en fin de compte. Mais c'est notre faute aussi. On reste incorrigible, naïf et puis on espère toujours. Le grand amour ! Du sublime. De la passion. L'incroyable complicité. L'émerveillement qui nous illumine. L'extase partagée. Au début, en tous cas. Parce que après, il faut bien se faire une raison. Tout devient habitude. Ce putain de quotidien qui affadit tout. Ce n'est pas tous les jours qu'on en cuisine, des darioles. Bordel de merde. Il les foutrait bien par la fenêtre, ces saloperies. Pour que le chien du grand con les bouffe ! Lui, il n'a même plus faim. C'est à cause des crostini. Y'en a plus. Et ça lui a donné soif. Même qu'il en a la bouche un peu pâteuse.
Allez, lève toi mon gars. Tant pis si ça tourne un peu. Et cap vers la cuisine pour la seconde bouteille.
En titubant, il chaloupe vers le frigo. Il attrape par le goulot, le joli flacon. On dirait qu'il veut l'étrangler. Tire-bouchon ? Où est-elle, cette connerie ? Et puis, ça glisse sur le verre humide, cette saloperie design. Merde, il s'écorche la main. Ça saigne. Il s'en fout sur la chemise en s'essuyant. En pleine poitrine. Juste au niveau du cœur.
Va te voir dans le miroir, mon gars. Tu vaux le coup d'œil. T'es fusillé, camarade !
Mais tu es parvenu à ouvrir le pinard. Tu t'affales dans le canapé et tu vas boire sans joie. Méthodiquement. En te foutant de l'œnologie. Plus la peine de piquer du nez. De s'extasier sur la robe. De poétiser les fragrances. On s'en fout ! Que ce pipi de chat accomplisse sa fonction : te dérégler tous les sens, t'endormir la conscience, te faire oublier cette peine infinie qui te submerge. Et si cela ne suffit pas, il reste le montepulciano qui doit être aussi chambré que toi, mon pote. Tu peux chialer, si tu veux. À ta santé, pauvre con.
Il porte le verre à ses lèvres et c'est à cet instant que la sonnette retentit.
Nouvelle extraite du receuil Amours à mort, éditions Murmure des soirs, octobre 2012